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Un requin sous la lune
Oui, bon, je suis de retour.

Trouvez-vous 12 € 83 et allez vous procurer Un requin sous la lune, de Matt Ruff. C’est plus qu’hilarant, et j'en reparlerai. Si je n'étais pas là où je suis -- c'est-à-dire au boulot, avec à ma gauche une fille qui tape ses bulletins et à ma droite un collègue (de lettres aussi, ça rend fou) qui s'occupe d'un forum sans aucun rapport avec le plus beau métier du monde, -- je vous trouverai même la page de son site qui vous cause de tout un tas de choses éminemment chaotiques pour de vrai. On trouve aussi dans ce bouquin des rapports assez jouissifs et non des moindres avec La Vestale à paillettes d'Alulalu, de mon chouchou Christopher Moore (oui, le type qui a écrit Un blues de coyote). Et deux ou trois choses sur la kabbale (mais moins que dans Habitus de James Flint). En outre, l'auteur est fan de John Crowley et notamment de AEgypt, Love and Sleep et Daemonomania. Allez, c'est l'heure de l'extrait (on est prié de lire jusqu’au bout, la chute le mérite) :

Et puis, il y avait la question du Yabba-Dabba-Doo. Pas seulement l’entretien, qui nécessitait plus d’argent qu’aucun communiste n’aurait pu espérer en réunir, mais son histoire : car même si Morris Kazenstein aimait à raconter qu’il l’avait bâti à partir de rien, la vérité était que le Yabba-Dabba-Doo. avait débuté comme l’une des farces les plus ruineuses du XXe siècle. Et une farce capitaliste, encore.
L’idée était venue à Howard Hughes durant le glissement paranoïaque de ses dernières années. Après avoir vu un documentaire sur la cryptozoologie -- l’étude des animaux qui apparaissent en des endroits inattendus -- il élabora un stratagème pour transplanter secrètement un troupeau de kangourous d’Australie sur les mauvaises terres du Dakota du Sud. Il était parvenu à se convaincre -- des années d’abus de codéine n’y étaient peut-être pas totalement étrangères -- que l’apparition de kangourous autour de Rapid City déclencherait un "incident cryptozoologique international" qui coûterait au gouvernement américain plusieurs millions de dollars d’enquête, vidant ainsi les caisses du Trésor et imposant des restrictions de salaires à l’Internal Revenue Service. Hugues détestait les impôts, et l’idée qu’une bande de marsupiaux puisse priver le personnel de l’IRS de son treizième mois le rendait plus heureux qu’un plein seau de sirop pour la toux.
Début 1968, Hugues téléphona à Delvin Dummar -- un brave pompiste qui l’avait pris en stop une fois au milieu du désert -- et lui confia son plan. Dummar y vit un coup de pur génie, mais ajouta qu’il lui faisait penser à un roman qu’il n’avait pas lu mais dont il avait entendu parler, où des égoutiers mormons affrontaient des alligators albinos sous les rues de Salt Lake City. Un roman ? se dit Hughes, et quelques bonds de son imagination renforcée par les narcotiques le persuadèrent aussitôt que les Fédéraux, l’ayant espionné, l’avaient percé à jour et s’étaient dépêchés d’imprimer cette histoire pour se moquer de lui. Il demanda le nom de l’auteur à Dummar, qui parvint tant bien que mal à se le rappeler.
De retour à l’hôtel Desert Inn à Vegas, Hughes dessina vite fait les plans d’un gigantesque sous-marin de transport et engagea un chantier naval de Detroit pour le construire. La coque du submersible devait être composée d’un mélange de titane et de germanium, alliage ultra-résistant baptisé simplement anium : d’où le nom du sous-marin. Le 30 novembre 1969, l’Anium Otter était lancé dans le lac Érié avec un plein chargement de kangourous et Hughes aux commandes.
Le 8 décembre (ils avaient perdu un peu de temps pour faire passer discrètement le sous-marin par le canal d’État de New York), un cultivateur de marijuana de Finger Lakes du nom de Thomas Pinch fut réveillé en pleine nuit par un bruit de galopade. S’imaginant, à l’instar d’Hughes, que le gouvernement avait eu vent de ses activités. il décrocha son fusil à pompe et sa robe de chambre à carreaux et fonça jusqu’à la porte de sa cabane, pour découvrir qu’une quarantaine de kangourous s’étaient introduits dans ses plantations couvertes et mâchouillaient tranquillement sa récolte. Quand l’un d’eux, particulièrement costaud et titubant, se mit à décocher des jabs dans sa direction, Thomas Pinch se verrouilla à l’intérieur de sa cabane, non sans qu’un Hughes hilare ait eu le temps de le prendre au flash sur son polaroid.
Aux premières lueurs de l’aube, le troupeau avait disparu-- ainsi que le quart d’un hectare de cannabis d’hiver -- mais pas sans laisser de traces. Thomas Pinch suivit les nombreuses empreintes de kangourous jusqu’au bord du lac. La piste sortait de l’eau, elle retournait dans l’eau.
La vache, se dit Pinch, jamais personne n’ira croire une histoire pareille. Naviguant entre deux eaux au large de Taughannock Point, Howard Hughes gloussa et s’alluma un joint.
Ce fut l’IRS qui rit le dernier. Nul ne sait ce qu’il advint des quarante kangourous, mais après la mort d’Hughes en 1976, l’Anium Otter fut vendu aux enchères pour aider à payer les 77 % de droits de succession sur son héritage.
[…]
Le cliché polaroid qu’avait pris Hughes fut oublié à bord, où il resta durant tout le temps de sa cale sèche. Au cours du laborieux processus de transformation qui allait faire de l’Anium Otter l’encore plus improbable Yabba-Dabba-Doo, Morris trouva la vieille photo coincée dans le logement du périscope. Il l’offrit à sa chef mécanicienne, Irma Rajamutti, diplômée de l’université de Bombay, qui avait suivi un double cursus en mécanique appliquée et en littérature excentrique. Après l’achèvement des travaux sur le sous-marin, Irma épingla la photo sur le mur de la salle des machines. Quand on lui demandait qui était ce type en robe de chambre, elle répondait simplement : "J. D. Salinger".
Ayant déjà été pris pour un autre, et de quelle manière, Thomas Pinch n’y aurait probablement rien trouvé à redire.


Et encore ça (la première réplique est de la cox, Betsy Ross) :

Une autre page de nostalgie musicale

-- Bon Dieu, je voudrais pouvoir m’envoyer Janis Joplin ! s’enthousiasma Betsy Ross.
Lexa avait branché l’autoradio de la Coccinelle sur la WKRK Classic. Dans son programme de vieux succès du lundi soir, le DJ avait ressorti une copie digitale poussiéreuse de Me and Bobby McGee.
-- J’imagine très bien certaines personnes du troisième âge penser la même chose, reconnut Lexa en passant la troisième. Mais je vois d’ici quelques difficultés pratiques, en particulier dans ton cas, Bets.
-- Oui, enfin, dit Betsy en faisant craquer ses vitesses, je parlais au sens figuré, bien sûr…
Thoshiro Goodhead se tortilla sur le siège du passager. Sortant directement de son travail, il était nu jusqu’à la ceinture à l’exception de ses manchettes blanches et de son nœud papillon noir, et il luttait pour enfiler l’un des sweat-shirts d’Harvard de Lexa. Claustrophobe de naissance -- neuf mois dans la matrice maternelle s’étaient révélés traumatisants pour un exhibitionniste congénital -- Toshiro était déjà assez mal à l’aise dans cette petite voiture sans avoir besoin d’un pull sur la figure, de sorte que l’opération ne se déroulait pas dans la sérénité. Rabi évita un coup de coude et se pencha entre les sièges avant pour demander :
-- Est-ce que Janis Joplin est morte pendant la pandémie ?
-- Longtemps avant, expliqua Betsy. Elle a un peu trop fait la fête dans les années 60.
-- Au contraire, rétorqua Lexa. Janis n’a pas suffisamment été à la fête dans les années 60. C’est ça qui l’a tuée.
Toshiro finit par trouver le col du sweat-shirt et passa la tête au travers.
-- Vous avez tort toutes les deux, affirma-t-il en aspirant l’air à grandes goulées. Elle n’est pas morte. Elle et Jim Harrison se sont mariés en secret et sont partis vivre dans le sud de la France.
– C’est Jim Morrison, pauvre ignare, lui lança Betsy. Et si tu n’étais pas tombé du dernier camion tu saurais qu’il est mort quand les Américains ont bombardé Bagdad en 91.


Et une petite dernière pour la route :

Mais Joan pensait le contraire, et de toute manière la comparaison n’avait rien de négatif à ses yeux. Enfin, elle tenait un credo pour lequel elle était prête à se battre, c’était tout ce qu’elle voulait dire. Après quelques bières et une cigarette, elle parvenait même à visualiser une sorte de dieu gauchiste, sexuellement neutre et racialement indéterminé, qui se nourrissait de germes de soja, chiait des déchets non toxiques et militait pour la ratification d’un amendement constitutionnel sur l’autodétermination.

Ecrit par Loutre, le Jeudi 17 Mars 2005, 17:54 dans la rubrique Journal de bord.

Commentaires :

L'Ours
17-03-05 à 20:56

J'ai adoré "un requin sous la lune", trouvé à 4 € quasi neuf chez le bouquiniste de Nanterre ..par contre le monde ne saura jamais assez le mal que je pense de Aegypt de John Crowley...qui est m'a assomé d'ennui au bout de deux pages...

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heureux de te relire ;)


 
Loutre
17-03-05 à 21:00

Re:

Voui, je sais que t'as pas aimé Aegypt !
Mais ravie de voir que tu as aimé le Matt Ruff ; et heureuse de le savoir, parce que c'est ce que je vais offrir pendant un bon bout de temps :))))) (et que tu échapperas donc au truc)
Et, donc... comme tu l'as constaté, je suis de retour, présentement en train de jouer entre les mails, les mp de tm et les commentaires ici. Arf, c'que ça fait du bien de se sentir bienvenue !
Bises