Rendez-vous annuel avec le gouffre, #1
Voici bientôt venir le temps de mon rendez-vous annuel avec le gouffre. Je l'entends s'approcher, "à pas de loup de vent de fougère de menthe"*, je sens déjà son odeur tout à la fois vieillotte et répugnante, un peu celle de savon Mont saint-Michel, et j'entends le bruit de ses griffes sur le sol.
Pour le moment, je le circonscris, bien proprement. Soigneusement j'inscris la trace de mes pas, sans y plonger mon regard. Je pense autour, circonvolutivement. Spirale nette et sans défaut, puis je m'envole, puisque j'en suis aux stratégies d'évitement.
Mais je vais bientôt le regarder en face.
Stratégies d'évitement qui ont consisté pour le moment à aller-passer- le-dimanche-à-la-campagne. Mes amis de dix ans, ma famille quoi. Ceux qu'on retrouve comme ses chaussures préférées, pas forcément avachies (les chaussures, vous me suivez ?) mais sans surprise. Barbecue et bataille d'eau. Livres offerts. Odeur de l'herbe fraîchement coupée, odeur des cheveux très clairs du petit A., celle de ses sourires aussi. Connivence de filles qui ont vécu avec le même homme. Lapsus absous du même. S'endormir dans la voiture au retour et rêver de E. très tendre et pour une fois entreprenant. Se souvenir de la station Mir, du Trocadéro et des fraises en sucre. Marcher, marcher encore dans le soleil du soir, quand les ombres enfin s'allongent et que la lumière se fait plus douce. Ecouter le silence. Se dire la fatigue bientôt enfuie se dire le silence enfin retrouvé se dire le temps bientôt le temps pour soi.
Circonvolutions autour du gouffre ne me faites pas croire que, non, ne me faites pas croire qu'il suffirait de quoi, vivre, la belle affaire, je sais qu'il est là, tapi sous la pelouse, je sais qu'il m'attend, au détour du soleil, je sais que je le reconnaîtrai par un de ces petits matins dont l'odeur d'espoir vous fait frissonner de je ne sais quelle nostalgie, je sais que j'y plongerai -- qui sait avec quelque reconnaissance -- loutre polymorphe se roulant dans son illusion de lucidité, et je sais aussi que j'en sortirai, une fois de plus, une fois encore, ni purifiée ni absoute mais droite encore, un sourire vaguement ironique aux lèvres.
* C. Roy
Ecrit par Loutre, le Dimanche 8 Juin 2003, 22:07 dans la rubrique Journal de bord.